on ne s'entend plus penser
À R.G Cadou
S'il n'y a rien
rien du tout
avant après
si c'est juste le vent
il s'amuse avec les feuilles
nos souvenirs
branches blanches sur ciel indigo
les absents les revenants
des portes des croisées brisées
si les fantômes étaient poussières et vent
un peuple d'images
dans nos boîtes dorées
nos têtes ensommeillées
un pavé a froissé l'onde
une aile irisée l'air
à quelques années lumière de là
entre lui et moi
un remue-ménage de bruyères
une bousculade de forêts
un feu couvant de tendresse
me parvient
Alors c'est quoi ce chaud
ce feu à l'intérieur
cette eau montante
au seuil des yeux
ce saut de plume dans l'air matinal
cette légèreté sous les pieds
cette odeur de terre sur la page ?
Un phare dans la nuit ?...
Annie Peltier, juin 2024
***
Dans l'herbe haute
les marguerites pointent leur nez
la blancheur de leur teint
dans l'air brumeux
Elles tendent leur cou
dans le fossé
balancent leurs têtes
imperceptible
mouvement hautain
face lumineuse
port altier
les retranche
les isoles
du commun
Rien à voir avec leurs frères les coquelicots
têtes fiévreuses de papillons incandescents
au mouvement indolent
chacun·e éclabousse de lumière
l'une
chemisiers blancs
l'autre
joues enflammées !
Annie Peltier, mai 2024
***
Il me suffit de te savoir
sur cette orange bleue
quelque part
l'air se froisse autour de toi
le soleil dilate les peurs
des mains soyeuses te font rempart
il me suffit de savoir ça
pour qu'un déclic de gâchette me soulève
allége mon pas
fasse fleurir mes poumons
aère ma caboche
je reprends pieds
en plein dans le mille des nuages duveteux
qui zèbrent azur et terre grasse
pour que mon pouls batte au rythme de ton pouls
horloge cosmique
quelque part
sur cette orange bleue !
Annie Peltier, Liens indéfectibles, avril 2024
***
Mais laissez-nous
les vieux murs couverts de lierre
les portes closes sur le fouillis des jardins
la patine du temps qui fait trembler le bois
le fer usé jusqu'à la corde, fragile comme un fil à coudre
et les clos en friche
et les bâtisses de guingois
et les roses épanouies sur la vaisselle ancienne
et la mousse sur les murs
et les plantes sauvages dans l'interstice des pavés
et les terrains vagues
et les herbes hautes ondulant comme la mer
et les fleurs des champs qui poussent à tout vent !
Laissez-nous respirer encore l'odeur du temps
ces fragrances enfouies dans les tissus anciens
Laissez-nous ces petites respirations
ces souffles
ces marées montantes qui nous libèrent !
Avant de tout vider
de leur sens
de leur mémoire
de leurs histoires
de leurs murmures
avant que tout ne soit lisse
anonyme
un visage livide
de maisons médicales
de laboratoires d'analyses
de cabinets dentaires.
Annie Peltier, octobre 2023
***
Plonger la main dans l'interstice des arbres
ces lieux sombres
qui paraissent doux et accueillants
ces creux qui semblent soyeux
qui attirent l'oeil ébloui par l'excès de lumière
en attente de fraîcheur
d'un repos rétinien
l'envie de caresser
ces gros chats assis à vous observer
tendre ronronnement feuillu
penchés sur les berges du fleuve
tout à leur confidence
avec leur reflet brouillé
peut-être admirent-ils le ciel
et ses habitants passagers
Et puis un se dresse
au dessus des autres
flamboyant
il a capté la lumière
il nous retient
le souffle court
par sa joie irradiante.
Un arrêt brutal
quand apparaît
le fleuve
en contrebas
un emballement du cœur
comme un rendez-vous amoureux
électrisée
L'éblouissement
ré-accorde
toutes les cordes distendues
pour retrouver le la
Troublée
c'est ce que je j'attends
ça arrive par surprise
au détour d'un lacet de route
comme un choc
Mais en laissant tomber la carcasse
en lâchant le lest
comme un bateau arrive sur la berge
on peut voir apparaître
les formes dans leur essence
élevées vers nous
étendues dans l'azur
souriant
vibrant.
Annie Peltier, le 13 août 2023, sur la route de la Loire - Giens
***
C'est un endroit isolé, inaccessible aux autres
on peut passer la main entre l'interstice des mots, là où fourrure entre les doigts murmure un ronronnement.
C'est drôle toute cette pluie aujourd'hui, sans pause, sans respiration, comme on pleure jusqu'à plus soif
ça rend les murs plus grands et plus sombres
ils portent toutes les aspérités de leurs ancêtres
c'est un temps pour rester immobile, pour se remémorer le mot avril
celui qui ouvre la poitrine, aère les os et les fibres, celui qui fait des courants d'air sur les draps blancs de lumière léchés par le soleil
celui du jaune citron
celui où le chat se réveille et court jusqu'à moi, traverse la prairie pour aller voir ensemble les bourgeons tout neufs.
Annie Peltier, février 2023
***
Un jour il a plu
on a parlé
j'ai regardé le noir
il a souri
l'herbe est grasse et verte
j'ai mis des chaussures rouges
je me sens heureuse sans raison
hérisson qui traverse la route
étang avec carpe à l'intérieur
un jour ma mère m'attendrit
la fourrure de la neige
dans l'ombre douce
un jour je le retrouve
il m'a fait rire
il a plu toute la nuit
ça faisait du bruit sur la toile de tente
on avait les pieds froids
j'ai passé du temps à regarder
et puis un jour
un jour banal
la lumière se fait plus grande
liquide
pas à l'extérieur de soi
mais dedans
être dehors en dedans
délestée
vapeur au dessus du vide
brise lumineuse à la surface de l'eau
un jour qui sourit
un jour
comme un bijou à son cou
un mot qui brille.
Annie Peltier, novembre 2022
***
La maison était pleine comme un œuf.
Pleine d'objets, de livres, de dessins, des jouets de l'enfant, de souvenirs, de cris, de comptines murmurées et plein du drame final.
La maison et ses champs magnétiques déboussolés, une cacophonie d'ondes, un séisme tellurique sur cette si petite maison. Elle avait, enclos dans ses murs, les dernières respirations du pendu.
La lumière laiteuse s'étalait pourtant sur les murs, comme pour panser les plaies, calmer les pulsions chaotiques.
Ça m'a semblé une montagne de vider la maison, ça m'a semblé hors de portée, au-delà de mes forces, une entreprise titanesque.
J'aurais pu refermer la porte et partir pour toujours avec dans la main la toute petite main de l'enfant.
Cette entreprise, c'est elles qui l'ont faite.
Petites boîtes dans grandes boîtes, petits paquets enveloppés, enveloppes remplies de choses précieuses étiquetées par sujet, par fonction, par grandeur. Remettre de l'ordre dans le chaos. Chaque ouverture me disait combien elles l'avaient fait avec minutie, délicatesse.
La réouverture devenait petits cadeaux distillés avec une attention désarmante.
Elles me parlaient à travers le temps, l'espace qui nous séparait, m'entouraient de leurs bras, me réconfortaient de leurs sourires. Elles me parlaient par des actes, par du concret, du tangible.
À y regarder quelque trente ans plus tard, je m'aperçois que ça leur ressemblait bien.
Elles avaient ri ensemble, remué les meubles, déplacé les livres, dérangé l'ordre, étiqueté, emballé ensemble dans le silence de la maison.
Elles avaient mis leurs gestes, leurs corps au milieu d'une furie scellée dans les murs, fait de leurs mouvements comme une barrière. Elles avaient mis un peu de légèreté pour atténuer la douleur.
Sororité, Annie Peltier, décembre 2021
***
J'ai découvert un matin d'automne, sur les routes et dans les champs alentour, quelque chose qui a capté mon regard, soustrait mon œil à toute autre attention.
Il y avait là des arbres qui avaient comme « baissés les bras » et laissé choir toutes leurs feuilles, comme sous le coup d'une nouvelle violente ou d'une soudaine découverte. Comme on laisse tomber les épluchures d'un tablier ou glisser la pile d'assiettes, face à l'effroi.
Toutes les feuilles étaient là, autour du tronc, bien serrées à son pied, formant un beau cercle tel un nid.
Les feuilles lumineuses, d'un dernier éclat qui devrait briller encore longtemps, souriantes, solidaires, timides presque, confuses un peu ?
L'impression alors d'être témoin d'une intimité, d'une retenue émouvante, d'un silencieux dialogue entre les feuilles et l'arbre. Comme si elles ne voulaient pas le lâcher !
Une tendresse muette, une amitié, une reconnaissance pour tous ces jours, ces mois à vivre ensemble, à jouer, frétiller dans la brise légère, insouciantes dans la torpeur du ciel.
C'était clair, limpide, les feuilles ne bougeraient pas tant que le vent ne romprait pas cet instant magique.
Matin d'automne, Annie Peltier, décembre 2021
***
Sur la route
Escortée
Entourée
Auréolée
De hordes d'aubépines
à la crinière blanche
Épingle de nourrice fleurie
nous enserre
Les molécules
petites bulles dans le corps
engourdies
l'hiver le froid
la peur ?
Les molécules bougent
se remettent en marche
dou-ce-ment
à l'intérieur
une porte s'ouvre
un vent espiègle
un ciel balayé
la lumière de lait sur le mur
l'émotion remonte
l'eau remplirait la pièce close
et pourtant
rassurée
comme revenue
Aimée
par l'épingle de nourrice fleurie !
Annie Peltier, mars 2020
***
cette petite fleur desséchée dans un livre
dont il reste seulement la cendre d'amour
cette femme n'est jamais revenue chercher son bébé
je l'ai suivi du regard
son dos carré se perdit parmi d'autres dos carré
avec des feuilles mortes sous la roue du vélo
un bruit de mitraillette
comment mourir quand on peut encore rêver ?
Annie Peltier, juillet 2019
***
Horrible douceur
lambeau lumineux perçant la chair
murmure de choses impossible à dire
impossible à rire
une poitrine de sable
horrible douceur
mouvement
tremblement
flux et reflux
dans les cellules mémoire du corps
horrible douceur
abysse bleu nuit
souffle discret des ténèbres.
Annie Peltier, juillet 2019
***
Les arbres surgissent
au passage du train
leurs grandes jambes blanches
courent, sautillent
nous suivent.
D'autres
alignés
serrés sur l'arrête des collines
se contentent de tourner lentement
calmement, sagement.
Les grandes joues des façades blêmes
se plaquent à la vitre du train
tristes à la nuit tombée
la lumière jaune les imbibe de mélancolie
leur révèle des vies de soir sans joie.
Les immeubles s'avancent
hésitent
s'éclipsent dans l'ombre
silencieux.
J'absorbe
les mouvements
je suis au théâtre
les façades entrent en scène
s'effacent
laissent la place aux lacis de branches
dans la lumière minimale.
Tout replonge dans l'encre noire
notre habitacle file
laissant là les fantômes aperçus furtivement.
Annie Peltier, février 2019
***
J'ai regardé
jusqu'à l'hypnose
l'élégance de vos mouvements
le flux organique de vos frondaisons
ce roulement perpétuel
J'ai fondu mon regard
dans ces vagues
ce balancement archaïque
J'ai cru entendre
le froufroutement léger
les vrombissements
les piaillements subtils
de vos habitants
Je me suis laissée couler
dans votre douceur infinie
qui me happe
m'emporte
me berce
J'ai retrouvé une jubilation juvénile
de se perdre dans vos volumes
le royaume enfantin
des mondes ouverts !
Quand, dans la masse de vos chevelures bleues
des personnages cachés dans l'ombre
de vos ventres féconds
apparaissent
puis disparaissent
J'ai
enfin repue
étourdie
comme rassasiée
goûtée la plénitude de vos présences
sans jamais rien comprendre
à cet envoûtement.
Annie Peltier, juin / novembre 2018
***
Mes pas moelleux
Dans le matelas douillet, craquant
Des feuilles colorées
Puis pâlies
Puis transparentes : l’oeuvre d’une dentellière.
Mes pas rougis, incertains
Propulsés par l’air
Le souffle des moisissures
Des cendres
Des pourritures.
Mes pas dans la forêt
Hurlent
se crispent
s’attardent à mes oreilles étouffées par le son.
Le corps presque sans impact
Oublié
Muet
Fantôme aux bottes crottées
Mes pas seuls dialoguent
Avec le ventre refermé de la forêt.
L’ouvrir
Glisser la main dans la fente avec délice
Humer avec vertige
Des siècles de sédiment
Ouvrir le grimoire moisi
Humide
Épais, fécond
Et remonter le temps
Sans savoir lire.
Annie Peltier, novembre 2018
***
Regarder un paysage.
Se fondre dans ce paysage.
Dans cette suggestion de paysage.
Il devient un bout de chiffon usé jusqu'à la corde.
Mais peu importe! Ce qui importe c'est le vertige, cette ténacité à se refaire sans cesse ce film du paysage ... Parce qu'il va mourir, s'effacer, disparaitre à jamais de notre regard, et nous avec.
Alors on s'immerge jusqu'au vertige dans ce paysage.
Parce qu'on veut être ce paysage; des enfants de ce monde qui nous irradie!
Comme des enfants qui font la découverte d'un conte essentiel à leur métamorphose: alors ils le relisent, le relisent jusqu'à l'écoeurement peut-être, pour en être rempli, repu.
Mais nous ne serons jamais repus de beauté, alors nous regardons ce paysage se transformer sous nos yeux, et revenir et se re-transformer, de l'aube imaginaire jusqu'à la nuit rêvée de nos cauchemars ...
Nous sommes éphémères sur cette terre, comme lui, avec lui, en lui.
Annie Peltier, octobre 2018
***
Tout me berce, me remplit.
Debout dans la forêt, ma perception se modifie. Pas de beaucoup, ou alors elle s'est amplifiée.
Je reçois la présence des arbres, leurs vibrations, avec de plus en plus de tendresse.
Je reçois le paysage qui m'entoure : je l'absorbe et il devient moelleux, doux, caresse, tendresse, tendresse, tendresse à pleurer.
Comme ces êtres aimés du monde animal.
Comme être au monde bercé dans les bras d'une mère, être au monde dans un frôlement rassurant vibrant de particules, de molécules en adéquation avec l'être, plantée là, dans ce paysage.
C'est facile de faire partie du tout, en un instant happée: tu es au monde !
Annie Peltier, septembre 2018